Je ne vais pas souvent au ciné-club de la fac de Paris 8 (un film chaque mercredi midi), et ayant participé à la conception du programme de cette année (sur le thème du désert. Décidément, après 2 films de Sergio Leone..), il y avait un film que je souhaitais voir depuis l’année dernière, proposé par un collègue de classe : La Femme des Sables d’Hiroshi Teshigahara, dans une copie distribuée par Carlotta Films (je retrouve sans cesse cette société, incontournable dans la préservation et la diffusion d’une grande partie du patrimoine cinématographique mondial). C’est l’occasion d’y retourner après une longue absence. Et je suis étonné du nombre relativement conséquent de spectateurs, dont une grande majorité d’étudiants (en cinéma). Un petit souci en début de séance, visiblement un problème de format de projection, rapidement réglé.
Second long métrage de Teshigahara, La femme des Sables a obtenu le Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes 1964, nominé aux Oscars du Meilleur réalisateur et Film Etranger (1965 et 1966), entres autres prix et nominations (Blue Ribbon Award 1965, Kinema Junpo Award 1965 et plusieurs prix raflés au Mainichi Film Concours 1965), et a permis de faire connaitre le cinéaste en Occident.
Depuis 1953, il a réalisé 5 courts métrages avant son premier long (Otoshiana/Le Traquenard 1962). Pour lui les images sont plus importantes que les mots, les corps et les paysages sont considérés comme des objets, lui permettant de peindre la réalité japonaise de manière presque expérimentale. Ici, le sable, élément-personnage omniprésent, représente la société japonaise de manière négative, par son aspect bloquant, gênant, nocif, qui s’immisce partout et entrave l’être humain. Le scénario est adapté d’un roman de Kobo Abe, avec qui le cinéaste va collaborer plusieurs fois, adaptant fidèlement l’univers de l’écrivain, proche de celui de Kafka.
[La Femme des Sables est tissé de symbolisme, et Teshigahara , dans une véritable osmose avec l’écrivain, retranscrit de façon picturale les angoisses existentielles décrites par l’auteur. Par l’utilisation de décors et d’images allégoriques, en structurant son film par des échos et des jeux de miroir, Teshigahara nous immerge dans l’itinéraire mental qui est au cœur du film. La Femme des Sables est un film d’une richesse quasiment inépuisable, à la fois limpide dans son déroulement et vertigineuse réflexion sur l’homme et sa place dans l’univers.*]
Un instituteur féru d’entomologie (Eiji Okada) marchant dans le désert, décide de faire une halte pour se reposer. Des villageois lui proposent de passer la nuit dans leur village. Il est accueilli par une femme (Kyôko Kishida) qui lui offre le gîte et le couvert dans sa maison au fond d’un trou. Pendant la nuit, la femme se lève et ramasse le sable qui s’écoule des parois de sa maison. Au petit matin, l’homme réalise qu’il a été fait prisonnier, et après plusieurs tentatives de fuites, il se résigne et trouve par hasard de l’eau, découverte qui donne un sens à son existence.
Le film s’ouvre sur des images déroutantes et inquiétantes, des estampes de dunes et leurs striures qui occupent tout l’écran (un œil bizarre apparait au centre), et qui se transforment en empreintes digitales de procès-verbal (l’administration envahissante et inhumaine reviendra ponctuellement dans le film, à travers une liste exhaustive de « formulaires, d’autorisations, de passe-droits, permis de conduire, de papiers d’identité, d’extraits de naissance, (...) et j’en oublie » que décrit la voix-off du héros, puis à la fin du film, lors du procès verbal mentionnant sa disparition depuis 7 ans). On passe du micro au macroscopique, et comme un grain de sable dans le désert, l’homme n’est qu’un point, un numéro, perdu parmi cette paperasse qui quadrille sa vie (il semble paumé dans le désert dès les premières images filmé en plan très large). Notre héros semble vouloir échapper à cette condition oppressante, mais il trouvera bien pire encore (ou pas). C’est un entomologiste qui cherche des insectes, on dirait bien qu’il finira comme eux.
Cette cabane qu’il remarque au début, au fond d’un grand trou dans le sable, est très symbolique de son futur enfermement et oppression sociale (car il ne se doute pas tout de suite de ce qu’il l’attend, et met du temps à comprendre qu’il est coincé, malgré toute l’atmosphère pesante et très étrange qui règne dans cette cabane dès qu’il y met les pieds). L’ambiance est bizarre, la femme lui dit des choses incohérentes mais étrangement pessimistes sur le sable (« Il y en a partout, il assèche tout, la maison tombe en ruine à cause de lui, etc.. »), le couvre d’un parasol « pour le protéger du sable » (et effectivement, quand il a finit de manger durant un long plan fixe, il s’aperçoit en se levant et en cognant le parasol qu’il est couvert de grains de sable), et s’attèle pendant une grande partie de la nuit à remplir des seaux de sables pour vider son trou, à l’aide des villageois (qui font d’inquiétantes allusions) qui remontent en haut les tas de sable. Le héros est étonné et perplexe face à cette activité peu commune mais ne se doute de rien et reste insouciant, alors que le spectateur se sent déjà fortement oppressé. « Je vous aide » lui dit-il « Non, pas le premier soir » lui répond elle. Il rit en disant qu’il ne reste qu’une seule nuit, elle reste silencieuse… Le lendemain, l’échelle par laquelle il est descendu la veille n’est plus là, et impossible de remonter de ce maudit trou.
Et le film suit sa descente dans les profondeurs de la folie, car il n’accepte pas cet emprisonnement, puis sa résignation et son renoncement.
Ce sentiment d’enfermement est accentué tout au long du film par ce sable omniprésent et extrêmement dérangeant. Il semble tout ronger, tout recouvrir (les plans magnifiques sur le corps de la femme le matin lorsqu’il est couvert de sable, les gros plans détaillant un cou, une aisselle, un torse sur lesquels trainent quelques grains de sables mêlés à la sueur), s’immiscer partout, coller à la peau. Tout est envahi par le sable, et son image est décliné à l’infini (gros plans microscopiques, striures, avalanches de sables, et la manière qu’il a de se désagréger quand l’homme essaie de l’escalader, poussière de sable quand un élément est déplacé ou cogné, grains collés à la peau, et même sables mouvants, en font une prison naturelle totalement contraignante). En plus, il a l’air de faire extrêmement chaud (magnifique lumière du chef opérateur Hiroshi Segawa, tout en contraste entre une surexposition aveuglante et des noirs profonds et ciselés), et cette chaleur est embarrassante, pesante, moite et fatigante. La femme est devient lascive, l’homme épuisé, on est aveuglé par cette lumière intensément blanche. L’image arrive parfaitement à retranscrire cette atmosphère moite, aveuglante, et presque onirique (mais c’est ici véritablement un cauchemar qui se joue sous nos yeux). Des images étranges et inquiétantes viennent ponctuellement souligner cette univers clos et oppressant (surimpression du trou, fondus entre les courbes de la femme et les dunes de sable, images d’insectes coincés dans la lampe à huile, gros plans de visages grimaçants, notamment dans la scène trop bizarre où tous les paysans curieux et voyeurs viennent demander au couple de copuler sous leurs yeux en échange d’un peu de liberté). Et la musique grinçante et presque désagréable vient souligner cette atmosphère anormale et surréaliste, lourde et oppressante.
Ce film est une véritable fable philosophique et cinématographique qui parle de la condition de l’homme et de son inexorable emprisonnement de la société (japonaise). « Vis tu pour enlever le sable ? » demande furieusement l’homme à sa compagne forcée, pour souligner l’absurdité de leur condition, proche d’une certaine forme d’esclavage (le sable enlevé sert visiblement à alimenter une entreprise de construction pour la fabrication de son béton, alors que c’est illégal). Il finira par s’habituer et se résigner à sa condition lorsqu’il découvrira un phénomène qui donnera sens à sa vie (pas plus absurde finalement que de rechercher et découvrir un insecte inconnu), le sable qui peut retenir l’eau par condensation et créer des puits (car l’eau était une condition essentielle à leur survie, alors qu’elle servait à les opprimer, par manque, vu qu’elle est distribué par le « syndicat » du village en échange de travail). Il n’y a aucun échappatoire, mais la vie doit continuer, et elle continuera à n’importe quel prix (leur enfant va d’ailleurs naître à la fin). Il faut continuer à vivre, même si cela nous semble absurde et insensé. On peut voir ce film comme une métaphore du mariage, ou encore comme un symbole de l’oppression latente omniprésente (comme le sable) dans la société japonaise, hiérarchisée et ritualisée, à travers cette histoire de repeuplement forcé d’un village désert. Le thème et le motif du désert sont abordés de manière intéressante, fortement symbolique et graphique, et en font un film à l’atmosphère étrange et inquiétante.
http://www.imdb.com/title/tt0058625/
http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Femme_des_sables
http://www.critikat.com/La-Femme-des-sables.html
http://www.objectif-cinema.com/spip.php?article4581
http://archive.filmdeculte.com/film/film.php?id=1790
http://cinema.fluctuat.net/hiroshi-teshigahara.html
http://www.generique-cinema.net/analyses/femme.html
http://www.dvdclassik.com/Critiques/dvd_femme_des_sables.htm
http://www.paperblog.fr/907315/la-femme-de-sables-de-teshigahara/
http://www.cineclubdecaen.com/analyse/dvd/hiroshiteshigaharafemmedessables.htm
http://www.cinetudes.com/LA-FEMME-DES-SABLES-Suna-no-onna-1-de-Hiroshi-Teshigahara-1964_a43.html [*]
http://www.cinetudes.com/LA-FEMME-DES-SABLES-Suna-no-Onna-2e-1964_a79.html
http://www.liberation.fr/culture/010199436-la-nouvelle-femme-des-sables
http://culturopoing.com/Cinema/Hiroshi+Teshigahara+La+femme+des+sables+-340
http://arkepix.com/kinok/CRITIQUES/TESHIGAHARA/critique_femmedessables.html
Eddie, le 9 déc. 2009.
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