jeudi 24 septembre 2009

Les Saignantes de Jean-Pierre Bekolo (Cameroun-France/2007/93’’//Couleur/VoFr)



Alors là, voila une belle surprise. Depuis une semaine que je vois dans l’Officiel des spectacles le résumé du film Les Saignantes, je n’en ai pas du tout entendu parler et j’en suis vraiment intrigué. Deux choses m’interpellent: film camerounais déjà (le cinéma africain m’est totalement inconnu, mis à part une approche de celui du Maghreb, et peu représenté en France) et l’histoire se passe 2025. Un film d’anticipation africain qui pique ma curiosité. Je me décide à aller le voir jeudi soir, où il passe encore au cinéma l’Entrepôt dans le 14e.
Et dès les premières images, hallucinogènes et épileptiques, je reste scotché et sans voix et me retrouve devant un véritable ovni africain. Une scène d’amour totalement surréaliste entre un vieux allongé sur son lit et une jeune fille magnifique au corps époustouflant (sublime Adèle Ado qui porte le juste nom de Majolie).
Ce corps de déesse semble flotter, et au bout de quelques images (saccadées et jouant sur les vitesses de défilement d’images), on constate qu’elle est suspendue avec un harnais au dessus du lit, et que visiblement elle a l’habitude de faire ça. Waouh, faire l’amour comme ça, ça doit être totalement fou. Et d’ailleurs après cette introduction sexuelle, sensuelle et acrobatique, le vieux bonhomme, qui s’avère être un ponte très important d’une pseudo structure gouvernementale (le Secrétaire Général du Cabinet Civil, le SGCC scandé de nombreuses fois tout au long du film), voit son cœur lâcher et meurt sur le coup, pendant que Majolie prend conscience de son acte dégradant (coucher avec un dignitaire pour obtenir des faveurs), commis comme sous le coup du « mevungu » (rituel important sur lequel on reviendra, car clé essentielle de compréhension culturelle), et surtout du pétrin dans lequel elle se trouve maintenant. Elle se lave d’ailleurs pour se purifier (dans un plan magnifique de simplicité), pendant que son amie Dorylia Calmel/Chouchou (seconde déesse du film, véritable nymphe-amazone au corps affolant) arrive, appelée en urgence. On voit d’ailleurs pendant cette scène la quasi seule et unique référence à un univers futuriste incarné dans un accessoire obsolète et rigolo: un portable Nokiamba tout simple sur lequel elle parle en visiophone avec sa mère et une bande de sorcières mystiques qui disparaissent et apparaissent à leur guise, comme gardiennes de ce fameux « mevungu ».
Ce « mevungu » est un concept important, très spécifique aux cultures africaines, qui articule le récit et provoque conflits ou solutions. La voix-off d’une femme, qui ouvre le film et revient ponctuellement tout au long, cite souvent ce concept et tente de l’expliquer. D’après ce que j’ai compris, le mevungu est un rituel féminin et secret associant la fécondité des femmes et celle de la brousse pratiqué au Cameroun, un rituel purificateur et réparateur des femmes beti qui se protègent en reconnaissant leurs vols ou adultères. Association secrète interdite aux hommes mais tolérée par eux, le mevungu soude la société des femmes autour d'un engagement moral, et dans le film acquiert une forte dimension mystique, voire magique (le réalisateur, un homme non initié à ces rites doit porter un regard profane sur ce concept), qui semble animer ces filles et leurs élans de folie, et les pousser de l’avant, dans une histoire tortueuse et pas toujours compréhensible, qui dresse un portrait peu reluisant de l’Afrique. Car si ces filles vendent leur corps à des dignitaires peu scrupuleux (voir carrément véreux et répugnants), c’est pour obtenir des faveurs et un meilleur statut social. Elles ne sont pas de faibles femmes dans une société masculine et corrompue, mais de véritables lionnes dont la survie est un art de vivre, et un jeu subtil et aérien avec leur propre féminité. Une survie qui rejoint celle de l’avenir du cinéma africain, enjeu et question principale du film. Car Jean-Pierre Bekolo profite de son film d’action et d’anticipation pour nous poser des questions essentielles sur l’Afrique et sur son cinéma. Tout au long du métrage, des cartons viennent ponctuer l’histoire et nous questionnent sans briser notre attention : « Comment faire un film policier dans un pays où il n’y a pas d’enquêtes ? Comment faire un film d’amour quand l’amour n’existe plus ? Comment faire un film d’action quand agir c’est être subversif ? Comment faire un film d’anticipation dans un pays sans avenir ? Comment regarder un film comme ça et ne rien faire après ? », en gros comment faire un film sans moyens ?
On est clairement dans du cinéma de genre, mais ces sentences nous montrent la difficulté d’en produire en Afrique. C’est cette problématique qui est le véritable sujet du film, avec une Afrique post-moderne mais non définie dans le temps, corrompue et gangrenée, sombre et violente. Un film de genre qui nous parle de l’Afrique et de ses problèmes, et de la difficulté d’y propager un tel cinéma, direct, violent et novateur. Je n’ai jamais vu un tel film, convoquant tous les genres cinématographiques et de nombreuses influences (je pense à tellement de choses en le voyant, Bangkok Dangerous ou La Cité de Dieu en plus futuriste, une esthétique très proche du clip, Ram Gopal Varma pour le côté polar urbain, Miike Takashi pour la brutalité presque documentaire des images, les personnages féminins forts de Tarantino, les films de kung fu et le cinéma fantastique de Hong Kong pour la scène de combat « chorégraphiée » et les quelques effets spéciaux très cheap, Executioners Trio pour ces personnages de super-héroïnes, et plein de clins d’œil pour un patchwork très coloré et assez bordélique), et une forte dimension érotique et sexuelle (le début totalement sensuel et hallucinogène, Majolie qui se lave, toutes les scènes entre les deux héroïnes, celle de l’essayage de vêtements, purement gratuite pour montrer leurs corps et leur beauté pendant qu’elles se changent, la vision d’homme-jouets manipulés, comme le jeu de séduction avec le méchant Secrétaire Général).
Ce film fait preuve d’une richesse et d’une inventivité atypique, et d’une véritable connaissance et amour du cinéma de la part du cinéaste.
Les influences sont multiples et les trouvailles formelles particulièrement ingénieuses, malgré le manque évident de moyens techniques. On sent l’aspect vidéo à certains moments (surtout lors des rares effets spéciaux), mais l’utilisation du montage alterné, cut, et très clip, un travail intéressant sur la lumière et l’étalonnage assez osé (le mélange brutal des couleurs fait penser au cinéma hongkongais), les jeux sur les vitesses de l’image (ralentis, accélérés, répétitions), les fondus et surimpressions un peu mystiques, les manières de traiter des situations extrêmes ou au contraire redondantes au cinéma, toutes ces petites choses en font un film vraiment puissant et novateur, malgré les trois bouts de ficelles avec lesquelles il a été produit.
Le cinéma africain, méconnu et totalement laissé à l’abandon, n’est pas mort, comme nous le montre Bekolo avec un film de genre politique, très subtil malgré son caractère rugueux et primaire.
Pour finir, un petit résumé, un article intéressant d’une critique africaine (je vous invite d’ailleurs à consulter sa page web), quelques liens internet, pour plus d’informations que je ne saurais apporter.
Synopsis.
Dans l’Afrique futuriste de 2025, deux jeunes femmes fatales aguerries à des techniques sexuelles acrobatiques de leur époque font des victimes dans la classe politique. Avec un cadavre dans les bras, elles déambulent dans cette société où l’horreur flirte avec la corruption. *

Les Saignantes (2005), de Jean-Pierre Bekolo (Cameroun) ou l’une des surprises du Fespaco 2007. Au ciné Burkina, ce vendredi matin, des spectateurs sont sortis de la salle dès les premières scènes d’amour pas comme les autres. Mais ce film parie sur la beauté des corps, les mystères et les profondeurs de la nuit. On aime ou on n’aime pas. Ce film ne laisse pas indifférent. Il bouscule nos convictions et nous étonne. C’est à partir de là que le spectateur en a pour son compte, heureusement. Car il faut compter avec les ruses de Bekolo qui, depuis Quartier Mozart (1992) et Le complot d’Aristote (1996), sait choisir ses titres et son cinéma. Ici aussi, dans Les Saignantes, la réflexion sur ce qu’est le cinéma aujourd’hui, en Afrique, reste en filigrane derrière ces images tournées de nuit. Comment faire un film d’anticipation, un film d’horreur, un film d’amour, un film policier…en un seul film en racontant la même histoire ? Dans un pays africain, en 2025, la corruption est à son comble et le corps des filles est plus que jamais un capital à faire fructifier auprès des hommes politiques, des plus croulants aux plus ignobles. Quand meurt le premier d’entre eux, d’un âge certain, dans les bras de Majolie, celle-ci appelle à la rescousse Chouchou, son amie. Le cadavre sera découpé par un boucher véreux, la tête remise aux filles. Un autre marché tout aussi macabre avec quelqu’un travaillant à la morgue de l’hôpital public leur permettra de trouver un corps inconnu à coller à la tête saignante. La veillée funèbre sera l’occasion pour les filles de séduire le ministre d’Etat. Pendant ce temps, la police, à la recherche des filles n’y verra que du feu, car il faut ajouter à cette ambiance délirante le pouvoir protecteur des mères organisées en société secrète…Une autre manière de filmer nos angoisses d’aujourd’hui et de demain, dans un continent dominé par les forces de l’ombre.
(source: http://tanellaboni.net/?p=76 qui pose des questions intéressantes sur l’Afrique d’aujourd’hui et son cinéma).
Notons quand même que seulement 3 spectateurs ont assisté à la séance, dont un monsieur qui est parti à la moitié du film. C’est dommage de voir que le cinéma africain reste méconnu, et surtout de montrer un film aussi intéressant à une salle déserte.

http://www.africultures.com/php/index.php?nav=film&no=1062%20(la fiche complète du film)
http://quartiermozart.blogspot.com/ (le blog du réalisateur)
http://www.afrik.com/article16792.html (interview du réalisateur)
http://www.rfi.fr/actufr/articles/113/article_81111.asp
http://www.clapnoir.org/spip.php?article176 (*)
http://fr.allafrica.com/stories/200905200572.html
http://blogs.lexpress.fr/studiocinelive/2009/05/les-saignantes-critique.php (une critique véner de qqun qui semble ne pas avoir capté le film).
http://fr.wikipedia.org/wiki/Cin%C3%A9ma_africain (petite intro aux cinémas africains, qq noms, qq films, festivals, etc)

Eddie, le 11 juin 2009.

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